Un peuple une culture
Manifeste de Peuple et Culture 1945
Avis au lecteur
- parce-que, malgré ses imperfections, il a su attirer l’attention et même l’estime des spécialistes;
- parce-que, tout compte fait, il représente l’état de nos convictions et de nos préoccupations au début de l’année 1946 ;
- parce qu’il est utile qu’il existe un texte à propos duquel les positions des partisans, des sympathisants et des adversaires aient l’occasion de s’affirmer.
Ceci dit, nous prions le lecteur actif :
- de ne pas se laisser troubler par la terminologie. La matière est neuve et cherche encore son langage. Que chacun, par ses remarques, nous aide à l’enrichir et à la préciser.
- de ne pas se laisser arrêter par la résonance politique inévitable des problèmes évoqués. Que la politique (au sens large des affaires de la Cité et au sens restreint de l’activité des partis) soit et doit être au premier plan des préoccupations des citoyens, nous le croyons et le proclamons.
Mais, il y a place dans notre société pour d’autres activités. Nous voulons être des éducateurs, produire de l’éducation, comme d’autres produisent du pain, de l’acier ou de l’électricité.
La culture du peuple pose des problèmes éducatifs que nous abordons et tentons de résoudre en techniciens. Notre ambition ne va pas au-delà. La technique doit rester à son rang de moyens, sans prétendre jamais à devenir une fin.
Sommaire
Témoignage collectif : « Ouvriers syndicalistes, ingénieurs, officiers, sous-officiers, étudiants, instituteurs, professeurs, artistes, nous nous efforcerons de poser suivant les réalités de l’époque, les bases d’une véritable éducation des masses et des élites. »
Lignes d’action : « La culture populaire ne saurait être qu’une culture commune à tout un peuple : commune aux intellectuels, aux cadres, aux masses. Elle n’est pas à distribuer. Il faut la vivre ensemble pour la créer. »
Un nouvel humanisme : » La vraie culture naît de la vie et retourne à la vie. »
Une technique révolutionnaire : » La technique de l’éducation populaire ne doit pas être celle de l’enseignement primaire et universitaire. Les problèmes que pose l’initiation du peuple tout entier à la culture nous amène à rompre nettement avec les méthodes scolaires. »
Problèmes d’organisation : « Qu’il soit bien entendu que la culture populaire ne peut être, en son terme, que la culture d’un peuple sans classes qui, du haut en bas de l’échelle sociale, participe à une civilisation commune. »
Témoignage
A l’origine de la formation de notre équipe, il y a une révolte de la séparation de la culture et du peuple, de l’enseignement et de la vie. Depuis longtemps, il nous était apparu que cet état de choses était insupportable. Mais la Résistance nous a fait prendre plus fortement conscience de notre opposition.
Ouvriers syndicalistes, dans le maquis, nous avons vécu une vie fraternelle avec des ingénieurs, des militaires, des intellectuels. Nous avons senti ce qui nous unissait et aussi ce qui nous séparait. Ensemble nous avons eu l’occasion et le temps de lire, de réfléchir et d’échanger des idées. Nous avons connu une culture qui nous a inspiré à la fois du désir et de la méfiance. Intellectuels et manuels, nous défendions les mêmes valeurs ; nous n’avions pas le même langage. Nous n’avions pas une culture commune. Pourtant, dans nos revendications, le droit au savoir est inséparable du droit au bien-être. Hier, dans les Collèges du travail, nous avons cherché à nous instruire et à nous former. Nous avons été déçus. Nous n’avons pas toujours trouvé la nourriture dont nous avions besoin. Aujourd’hui, dans les Bourses du travail, dans nos usines, avec l’aide de ces ingénieurs et de ces intellectuels que nous avons connus, nous nous préparons à être des délégués d’entreprise. L’éducation, nous le savons, est, après le pain, le premier besoin du peuple. Mais rien de ce qui existe – ni les cours publics, ni les cours postscolaires – ne correspond à nos aspirations. En étroite collaboration avec des instituteurs, des professeurs syndicalistes, nous reprendrons l’éducation ouvrière sur de nouvelles bases.
Ingénieurs, notre résistance à la déportation nous a rapprochés des ouvriers, des employés. Nous ne voulons plus être des isolés comme en 36. Il ne doit plus y avoir les cadres d’un côté, les ouvriers de l’autre; tous sont des travailleurs, travailleurs de même idéal et de fonctions diverses. De la démocratisation de l’usine dépend l’efficacité de notre commandement. Mais les grandes écoles ne nous ont pas préparés à notre fonction sociale. Pour prendre part à la vie économique, la classe ouvrière a besoin d’un enseignement et d’une éducation. Nous, techniciens, sommes bien placés pour l’aider. Mais qui nous a formés pour cette tâche ? Aussi, avons-nous dû laisser l’éducation populaire aux seuls instituteurs ou professeurs, souvent ignorants du fonctionnement de l’usine. Pour être solide, notre culture générale devrait reposer sur le métier. Ni l’Ecole centrale, ni Polytechnique, ni les Arts et Métiers ne s’en sont souciés.
Officiers, Sous-officiers, nous avons partagé la résistance des militants syndicalistes, des militants politiques. Nous avons combattu avec une foule d’hommes animés d’un idéal ardent. Nous nous sommes douloureusement heurtés au mur qui maintenait séparées l’armée et la nation – la “nation vivante”. Nous avons acquis des façons de parler, de sentir, de penser qui n’entraient pas jusqu’à ce jour dans ce qu’on appelait notre “rôle social d’officier”. Sans faire de politique, nous avons appris dans ce combat populaire, que l’unité française ne peut être réellement fondée que sur le grand mouvement de libération sociale et économique de notre temps. Et nous avons remis en question l’enseignement désuet qu’on nous avait donné dans nos écoles.
Étudiants, Instituteurs, Professeurs, nous avons souffert de l’incompréhension réciproque qui nous éloigne des paysans et des ouvriers. Nous avons voulu abattre la barrière qui sépare les primaires et les secondaires. L’action commune dans nos mouvements de Résistance, nos syndicats, nos partis nous a conduits à souhaiter l’unité culturelle. Nous ne voulons pas que les bienfaits de la culture restent le privilège d’une classe. La méfiance de nos camarades ouvriers à notre égard, loin de nous repousser dans un isolement orgueilleux, éveille en nous des inquiétudes fécondes : que vaut cette culture dont nous sommes les représentants ?
Artistes, nous ne voulons pas d’un art réservé à quelques élus. Nous savons que la création est solitaire, mais nous voulons retrouver le dialogue avec le grand public. Nous souhaitons un théâtre populaire, un art populaire. Les grands souffles du siècle doivent animer notre œuvre d’art. Les préoccupations habituelles reprendront leur place dans le grand drame collectif de notre époque. « Il n’est pas possible que, des gens qui ont besoin de parler et des gens qui ont besoin d’entendre, ne naisse un style. » Et ce n’est pas dans les conservatoires ou les écoles des Beaux-Arts qu’il pourra naître
On nous accusera d’ingratitude. Oui, l’école nous a servi, mais nous lui en voulons de nous avoir mal préparés à nos tâches d’aujourd’hui, et plus mal encore aux grandes entreprises du monde demain. L’action nous a rendus exigeants à l’égard de la vie. Nous voulons garder le contact avec les hommes, avec les vrais problèmes de la condition humaine. Nous ne pouvons nous contenter de manier des idées. L’enseignement intellectualiste de l’université bourgeoise ne nous satisfait plus. Nous nous efforcerons de poser suivant les réalités de l’époque, les bases d’une véritable éducation des masses et des élites.
Nous ne voulons pas recommencer les erreurs des années écoulées. L’esprit de l’affaire Dreyfus s’est prolongé dans l’entreprise lyrique des Universités populaires. En ce temps-là, les intellectuels allaient au peuple. L’esprit des tranchées a cherché à se perpétuer dans les Équipes sociales – équipes de bourgeois de bonne volonté. L’esprit syndicaliste n’a pas toujours su éviter l’écueil de l’intellectualisme dans la culture prolétarienne ou la culture ouvrière.
L’esprit de la Résistance pourra-t-il enfin animer une véritable culture populaire ? Décidés à ne pas retomber dans les erreurs du passé, nous nous sommes groupés pour l’action éducative : nous voulons assurer à cette culture un fondement solide.
Lignes d’action
- Rendre la culture au peuple et le peuple à la culture, voilà notre but. On parle souvent de la culture populaire comme d’un enseignement mineur donné à un milieu privé de savoir. Par culture populaire, on entend diffusion de la culture dans la classe ouvrière. Mais que recouvre ce mot “culture” ? Est-ce un moyen de développer harmonieusement ceux qui la reçoivent, de les rendre meilleurs ou mieux armés ? Ce n’est, le plus souvent, qu’une somme arbitraire de connaissances sans unité organique, sans lien avec la vie. La culture bourgeoise est en crise. Ce n’est pas elle que nous prétendons apporter à la classe ouvrière, même si elle lui paraît désirable. Le paternalisme est aussi haïssable dans le domaine culturel que dans le domaine social et économique. Nous ne voulons pas d’une culture aristocratique ou bourgeoise étendue à un nouveau public. La culture populaire ne saurait être qu’une culture commune à tout un peuple : commune aux intellectuels, aux cadres, aux masses. Elle n’est pas à distribuer. Il faut la vivre ensemble pour la créer. Elle ne saurait être plaquée sur la vie du peuple. Elle doit en émaner. Les porteurs de la culture vraie ne sont pas seulement ceux qui en font profession.
- La culture populaire pose pour tous le problème de la vraie culture. La “culture désintéressée” se désintéresse un peu trop de la vie. Au contraire, la vraie culture nait de la vie et retourne à la vie. A partir de son atelier, on peut expliquer au tourneur les lois de la production et de la consommation ; à partir d’une voiture, on peut apprendre la géométrie au charpentier; à partir des scènes de la vie quotidienne, on peut bâtir une philosophie. Ni la littérature, ni la science, ni le droit ne définissent une culture. Ces disciplines ne livrent qu’un aspect des choses. La culture s’appuie d’abord sur la vie de l’homme, la vie de la société, la vie du monde. Elle crée en nous des perspectives; elle donne de l’ampleur et de la profondeur à notre vie, à travers les sciences, la philosophie et l’art. Elle relie la connaissance à l’action par une philosophie des valeurs. Cette unité lui est essentielle. La culture vraie ne se limite pas à la sphère des idées; elle conduit à un art de s’exprimer et à un art de vivre. L’ouvrier qui résume son idéal dans un style simple et direct est plus proche d’une vraie culture que l’étudiant qui, pour un examen, apprend par cœur une liste de citations.
A travers la connaissance, une culture vraie se courbe vers l’action. Elle ne tend pas seulement à interpréter le monde, mais à le transformer. Cette culture ne prétend pas être une “culture générale”. Mais elle est bien autre chose qu’un amas de connaissances littéraires ou philosophiques, groupées par le hasard, les nécessités d’un concours ou, dans le meilleur des cas, par la curiosité. Elle nous rapproche, au contraire, d’une culture populaire qui est d’abord une culture vivante.
Une culture vivante suscite un type d’homme. Elle suppose des méthodes pour transmettre la connaissance et former la personnalité. Enfin, elle entraîne la création d’institutions éducatives. Ainsi la culture populaire a besoin d’un humanisme, d’une technique, d’une organisation propres – faute de quoi, elle risque de rester prisonnière d’un enseignement périmé.
Un nouvel humanisme
- Cet humanisme nouveau n’est pas une conception à priori, c’est une exigence de l’époque. Il n’est pas rattaché à une métaphysique de l’univers. Il est simplement un ensemble de principes qui s’exprime dans un style de vie personnel et collectif. Sans lui, pas de culture incarnée, vivante. Il ne s’applique ni au domaine confessionnel, ni au domaine politique: il est la base d’une culture commune à des hommes qui ont des doctrines philosophiques et politiques différentes. Il est dans la formation de l’homme un facteur d’unité française.
Mais, dans sa nature, il est révolutionnaire : il se dégage des mouvements du siècle, pour orienter la culture vers la vie moderne. Il ne saurait être ni conservateur, ni réactionnaire. « On est de son temps comme on est d’un parti. » Il reflète les exigences éternelles de la tradition des humanités, mais il intègre à l’homme moderne l’apport des mouvements du prolétariat, de la jeunesse et de la science. Par l’action éducative, il contribue à la renaissance française et à l’avènement d’un homme nouveau.
- Une ère de masses s’ouvre à nous. La montée du prolétariat à travers les grèves, les révoltes, les révolutions, est en train de substituer une civilisation collective et fraternelle au règne de l’individualisme bourgeois. La presse, le cinéma, la radio, tendent à supprimer le cloisonnement des milieux, des individus. Dans l’économie, dans la politique, dans la culture elle-même, tous les problèmes se posent ou doivent se poser à l’échelle des masses. Nous voulons faire des hommes adaptés à cette civilisation des masses. Des hommes qui ne s’emprisonnent pas dans leur milieu de travail, leur milieu familial, leur catégorie sociale, mais qui vivent une solidarité avec le peuple tout entier. Des militants ouvriers et paysans aussi passionnés de combattre pour le savoir que pour le bien-être. Des cadres qui soient pénétrés non seulement de leur responsabilité sociale vis-à-vis de chaque ouvrier, mais encore de leur solidarité avec la classe ouvrière. Des intellectuels qui refusent l’isolement de la « tour d’ivoire » pour travailler à l’unité du peuple et de la culture. Des hommes qui, du haut en bas de l’échelle sociale, participent de cette culture issue des Bourses du travail autant que des académies.
- Notre civilisation a vieilli et la jeunesse s’est révoltée. Le fascisme a exploité sa révolte. Il a créé le mythe de la jeunesse. Ce mythe, nous le refusons pour nous attacher à la réalité qu’il cache. Nous voulons faire des hommes sains qui ne se confinent pas dans la ville, mais qui, sachant vivre dans la nature, chaussent les “godillots” pour la route, et exercent leur corps sur le stade. Des hommes qui rompent avec la mollesse petite bourgeoise et le “train-train” fonctionnaire, pour animer leur vie du rythme de la jeunesse. Des hommes, qui malgré le sérieux de la vie, gardent la joyeuse allégresse de l’adolescence. Nous voulons que les cadres des syndicats, de l’industrie, de l’armée soient rajeunis. La gérontocratie est un danger pour la santé d’un pays. Le stade, les clubs, les mouvements de jeunesse sont porteurs d’une culture nouvelle, comme les Bourses du travail. Il est temps que cette culture prenne forme et conquière toute la nation.
- Notre époque est marquée par la technique. On a dit et redit que la découverte de la machine à vapeur, celle de l’électricité, celle enfin de la désintégration atomique, ont bouleversé et bouleverseront la vie économique, la vie culturelle. Mais en a-t-on tiré toutes les conséquences pour la naissance d’un humanisme moderne ? Nous voulons des hommes d’un style neuf, des travailleurs qui gardent intacte l’antique conscience professionnelle mais sachent coopérer dans la grande entreprise collective. Des hommes qui rompent avec le bricolage et la superstition artisanale pour appliquer des méthodes scientifiques de travail; des hommes qui compensent l’inévitable spécialisation du travail moderne en dégageant de leur métier une vraie culture. Des hommes qui se délivrent des habitudes et des préjugés pour améliorer leur vie en recourant aux découvertes de la biologie, de l’hygiène, de la psychologie, de toutes les sciences de l’homme. Des hommes qui sachent que le béton et l’acier posent à l’urbanisme des problèmes nouveaux et soient préparés à vivre pleinement dans les conditions modernes de l’habitat. Des hommes qui, au-delà des cadres de la nation, recherchent une culture universelle que devraient favoriser tous les moyens d’échange et de diffusion. Nous voulons que l’humanisme repose de plus en plus sur les sciences de l’homme et qu’il ne se limite plus au seul message des humanités gréco-latines. La culture prend corps dans le laboratoire du savant, autant que dans le bureau du philosophe ou le cabinet du poète.
- Ce mouvement irrésistible des masses populaires, cette conquête de la nature par les hommes de science, cette révolte de la jeunesse contre le conformisme témoignent d’une Foi dans l’Homme. Tous les hommes qui ont compris leur époque, qu’ils soient croyants ou incroyants, communient en cet acte de foi dans l’avenir humain. La pensée de notre époque doit s’appliquer toujours d’avantage à transformer le monde. Nous voulons des hommes qui aient des “pouvoirs” autant que des “connaissances”. Nous faisons écho au cri d’alarme de Marx et de Nietzsche « contre une culture conservatrice » et sans élan créateur. Du primaire au supérieur, et malgré ses grandeurs, notre enseignement est trop souvent orienté vers le “savoir” plutôt que vers “l’action”. Nous voulons des hommes pleins de dynamisme. La relaxation est nécessaire. Les muscles, les nerfs, le cerveau doivent connaître le repos. Mais ce n’est qu’un moment. Nous devons nous efforcer de tirer le plus grand rendement de nos facultés, de toutes nos facultés. Jamais il n’y a eu moins de place pour le laisser-aller. Il existe une certaine aspiration à «la douceur de vivre» qui est le signe d’une mauvaise santé, d’une diminution de vitalité. Nous voulons des hommes qui participent de tout leur cœur à l’élan des masses vers l’avenir, mais qui sachent garder une intelligence libre, capable de résister à tous les entraînements irréfléchis et de dominer la confusion du monde moderne. Nous ne voulons pas des hommes soumis au destin. Certes, la science nous montre le poids des déterminations biologiques, psychologiques, économiques, sociologiques qui pèsent sur nous. Mais nous leur refusons un caractère fatal. En s’appuyant sur l’hérédité, l’inconscient et les contraintes sociales, l’homme peut retrouver la liberté et la maîtrise de lui-même. Nous voulons des hommes qui sachent trouver un équilibre dans la vie familiale, la vie professionnelle et une vie sociale plus large. Notre époque est privilégiée ; chaque jour elle nous invite à ouvrir plus largement nos cours. Des hommes qui tendent à réaliser intégralement leur condition d’homme. Des milliers de travailleurs, libérés par la machine d’un labeur opprimant, pourront connaître une vie plus pleine. Les loisirs permettront l’avènement d’une civilisation où l’action pourra être “la sœur du rêve”. C’est pour elle que nous nous préparons. Enfin, des hommes qui allient les exigences de la vie moderne aux lois permanentes de la nature humaine. Des hommes qui, engagés sans réserve dans le présent, sachent remonter aux sources de l’idéal et de la spiritualité. Nous voulons des hommes qui mettent en valeur toutes les possibilités humaines. Telles sont les lignes principales d’un humanisme moderne qui devrait orienter une culture vivante. C’est par là d’abord que la culture populaire peut faire renaître une culture vraie la culture du XXe siècle.
Une technique révolutionnaire
- La culture populaire n’implique pas seulement un humanisme révolutionnaire ; elle exige encore une technique révolutionnaire. La plupart des tentatives d’enseignement populaire sont restées esclaves des méthodes universitaires. A l’illusion lyrique, doit succéder une technique efficace. Dans les universités populaires, les Collèges du travail, les Cercles de jeunesse, les Maisons de la culture ou les Écoles normales ouvrières, des expériences ont été faites. Il faut en dresser un bilan objectif. L’enseignement des adultes, la culture des adultes doivent se placer hardiment dans le mouvement de l’éducation nouvelle. Les travailleurs, comme les enfants des travailleurs, ont besoin d’un Enseignements sur-mesure, de méthodes sur mesure. L’éducation populaire ne s’improvise pas. Elle requiert une formation pour ses techniciens.
- La technique de l’éducation populaire ne doit pas être celle de l’enseignement primaire et universitaire. Il ne s’agit pas seulement de se mettre à la portée de l’auditoire, il faut aussi élaborer une technique nouvelle tenant compte des données psychologiques. L’éducation populaire doit avoir sa pédagogie, Une pédagogie fonctionnelle. Il ne s’agit pas de faire des cours d’histoire, de géographie politique ou de littérature, mais de préparer des hommes à leurs fonctions individuelles et sociales. L’éducation ouvrière doit faire des militants d’action économique, d’action sociale, d’action culturelle, des militants de loisirs populaires. Ceci exige des cycles éducatifs et non des programmes ; des guides de lecture et non des fichiers d’étude ; des militants d’éducation populaire et non des professeurs. Les techniques pédagogiques doivent se libérer de l’intellectualisme. Un cycle de formation devrait mêler les causeries et les cercles d’études aux travaux pratiques, aux excursions, aux enquêtes, aux séances de cinéma, à diverses activités collectives. Dans cette éducation, la formation intellectuelle elle-même ne peut se contenter d’être plus concrète qu’au lycée ou à la faculté. Elle ne se conçoit pas sans une technique nouvelle imposée par les lois de l’assimilation intellectuelle des travailleurs. Cela nous conduit à des méthodes éducatives qui ne devraient pas être sans intérêt pour l’enseignement primaire, secondaire ou supérieur.
- Mais les problèmes que pose l’initiation du peuple tout entier à la culture nous amènent à rompre nettement avec les méthodes scolaires. A l’école, on tente d’accéder à la culture par l’enseignement. Mais quel profit tirera de connaissances nouvelles un esprit adulte qui n’est pas préparé à les recevoir et à les assimiler ? Le développement préalable de l’activité mentale est la condition indispensable d’une vraie culture. Le mépris de cette loi suffirait à expliquer les déceptions et les illusions nées des essais passés de culture populaire. Il ne s’agit pas de donner à l’esprit des connaissances, mais de développer ses facultés. Avant de “faire de l’histoire”, il faut créer dans l’esprit le réflexe historique. Avant de “faire de la géographie”, il faut habituer l’esprit à se situer dans l’espace. Avant d’exposer une théorie économique, il faut exercer l’esprit à passer des faits aux causes, des causes aux théories, des théories à l’action. Bref, avant de présenter un enseignement culturel, il faudrait développer une aptitude culturelle. Ce n’est ni la lecture du journal, ni la fréquentation du cinéma qui ont donné à l’esprit du travailleur la musculature mentale nécessaire pour parcourir et explorer les régions de la connaissance qui lui sont jusqu’alors restées inconnues. Sans faire renaître la rhétorique ou la scolastique, nous développerons cette musculature par un véritable Entrainement mental. La même illusion a régné dans l’initiation artistique. On a trop souvent enseigné l’histoire de la musique, de la littérature ou de la peinture sans éveiller au préalable la sensibilité artistique. C’est une erreur. Avant même de commenter un tableau, une poésie, une sonate aux travailleurs de l’usine ou du bureau, il faut leur faire retrouver des sensations, des émotions vraies. Il faut rééduquer le goût, combattre les formes d’expressions conventionnelles, développer la sensibilité et surtout libérer en chacun le pouvoir de Création. Là encore, la culture populaire aura sa part dais un rajeunissement des méthodes éducatives.
Problèmes d’organisation
Enfin, la culture populaire pose un vaste problème d’organisation. Depuis un demi-siècle, des essais ont été entrepris, mais souvent au petit bonheur, sans méthode, sans crédit. Des entreprises naissaient de bonnes volontés individuelles, s’enflaient et mouraient sans laisser de trace. Combien d’espérances ont été déçues ! Les vétérans des Universités populaires ou les animateurs des Collèges du travail peuvent en témoigner. Nous voulons tirer la leçon de ces précédents. L’éducation ne doit pas être le monopole de l’âge scolaire. Pour que la culture populaire vive, il faut qu’elle dispose d’institutions éducatives qui lui soient propres et qui la rendent accessible à tous. Ces institutions ne seront pas des copies d’écoles, ni des réduits pour quelques enthousiastes, mais de vastes immeubles à l’échelle des problèmes posés par l’ère des masses. L’éducation populaire devra rentrer dans les plans de l’urbanisme de demain. Nous ne souhaitons pas que des constructions uniformes s’élèvent dans toutes les villes et toutes les campagnes. Au contraire, il faut varier les réalisations selon les besoins. Il s’ensuit en gros trois catégories d’institutions. Leurs cloisons ne sont pas étanches; elles peuvent coexister sous un même toit, mais elles appellent des méthodes différentes
- Clubs de loisirs populaires pour attirer dans un climat sain et éducatif le grand nombre dont le principal “foyer” est le café clubs d’usine, de quartier, clubs de l’armée nouvelle, ciné-clubs, maisons de jeunes ou maisons du peuple. Peu importe leur nom, qui varie selon l’âge, le milieu et la technique qui les caractérise. Ici l’éducation se fait surtout par une ambiance saine, des fêtes collectives (civiques ou artistiques), des séances de cinéma, des affiches, des expositions, etc. Pour les masses de la jeunesse, il faut couvrir le pays d’un réseau très dense d’auberges de la jeunesse et organiser sur une vaste échelle le tourisme populaire.
- Centres d’enseignement pratique destinés au plus grand nombre possible d’élites populaires. Cet enseignement, approprié à la vie des travailleurs, doit se faire surtout dans le cadre syndical, à la campagne comme à la ville : cours de délégués d’entreprise et centres d’éducation ouvrière qui préparent les militants à leurs fonctions dans l’organisation du travail et des loisirs; centres ruraux où les agriculteurs reçoivent un enseignement saisonnier sur la vie rurale (un hygiéniste on un chimiste initié à l’éducation populaire pourrait être attaché à ces centres cantonaux et se transformer en instructeur itinérant). Enfin, organiser ou développer tout un ensemble de cours du soir, orientés vers la vie pratique ; en particulier des cours sur les sciences de l’éducation, destinés aux parents.
- Foyers de culture populaire où des échanges s’établiraient entre l’artiste et son public, l’intellectuel et les masses ; maisons de culture appuyées, dans la campagne sur l’école, dans les villes sur un théâtre rénové ou sur des établissements d’enseignement ; bibliothèques populaires transformées en foyers culturels et bibliothèques circulantes ; coopératives et écoles de spectateurs où les usagers des salles de spectacle se groupent pour soutenir l’artiste et être formés par lui. Mais ces institutions seront-elles fréquentées si elle ne doivent pas être aussi riches de moyens et d’attrait que les plus belles salles de cinéma ? Nous combattrons sans relâche pour que des réalisations de l’ampleur des « Palais des Pionniers » russes, des « Clubs de Jeunesse » américains, des « Maisons du Peuple » suédoises soient répandues partout dans notre pays. Depuis un demi-siècle, en France et surtout à l’étranger, le champ de la culture s’élargit. II s’élargira toujours davantage. Au XIIe siècle, la culture sortit des Abbayes, se répandit dans les villes : ce fut la naissance des universités médiévales. Au XXe siècle, la culture tend à sortir des écoles et nous voyons déjà les premiers clubs, les premiers centres, les premières maisons pour les loisirs culturels où elle sera donnée à tous les travailleurs, jeunes et vieux, manuels ou intellectuels.
La culture populaire, nous l’avons dit, ne peut être qu’une culture commune. Son humanisme et sa technique révolutionnaires, adaptés aux exigences de notre temps, favorisent l’inévitable révolution qui transformera l’école. La culture universitaire apporte à la culture populaire l’héritage irremplaçable des humanités gréco-latines. Mais la culture populaire pourra continuer à ouvrir la culture universitaire à l’humanisme du XXe siècle. Depuis plusieurs années se forme tout un réseau d’institutions complémentaires de l’enseignement scolaire prisonnier de la tradition. Elles répondent à un besoin réel : patronages, colonies de vacances et mouvements de jeunesse à côté de l’enseignement primaire et de l’enseignement technique ; cercles et écoles de formation sociale et générale de l’officier et de l’ingénieur à côté des grandes écoles militaires ou civiles ; groupes culturels ou bientôt Instituts collégiaux pour les étudiants des facultés. Les organismes officiels voient parfois ces institutions d’un œil soupçonneux. Au contraire, ils devraient comprendre qu’ils ont là un moyen de rénovation. Ces créations pourront, un jour, favoriser une transformation complète de tout notre enseignement. La chose est indispensable pour que naisse une vraie culture commune, une culture dont le souffle animera tous les foyers d’éducation des masses et toutes les écoles de la nation.
Pour réaliser pareille entreprise, une méthode s’impose. Il semble que, jusqu’à maintenant, les apôtres de la culture populaire aient souvent tenté de se mettre en paix avec leur conscience plutôt qu’ils n’ont recherché l’efficacité. Le rendement de l’action éducative comme celui de l’entreprise militaire ou industrielle est soumis à des lois.
Aujourd’hui, les moyens dont cette action dispose sont mesquins, les spécialistes peu nombreux, les conditions de travail difficiles. Avant d’entreprendre une production en série, nécessairement médiocre, il faut se limiter pendant longtemps à quelques prototypes de qualité. Le rôle de l’État, des collectivités publiques serait, au risque de mécontenter la masse des quémandeurs, de choisir un certain nombre de réalisations- témoins et de leur consacrer l’essentiel de leur appui. En ces matières, il faut se méfier d’un égalitarisme de forme qui, en prétendant contenter tout le monde, empêcherait toute création d’envergure. Cela, des pays plus réalistes que le nôtre l’ont compris. Nous pensons aussi que c’est un devoir, en France, pour une équipe passionnée par la culture du peuple, de repousser toutes les tentations de dispersion et de grouper ses efforts pour s’attacher localement à un ensemble d’expériences modèles. La France souffre dans toutes ses entreprises d’un manque de cadres. Aucun domaine n’est aussi dépourvu que l’éducation populaire. Il a connu plus de bricoleurs que de techniciens. Il a servi de refuge à un grand nombre de jeunes, mal orientés par certains mouvements, désaxés par la guerre. Les uns sont à éliminer ; les autres doivent être rééduqués et reclassés. Tous ceux qui ont le sens de l’éducation de la jeunesse, de l’éducation populaire doivent s’imposer un sérieux apprentissage. Il est à souhaiter que l’État ne se borne pas à mettre des Centres éducatifs à la disposition des mouvements et organisations diverses. Il a institué des écoles pour les moniteurs, les professeurs, les instituteurs. Pourquoi les techniciens de l’éducation populaire ne bénéficieraient-ils pas un jour des mêmes avantages ?
Tout ce qui précède nous montre que la culture populaire exige un humanisme, une technique, une organisation qui rompent avec nos préjugés et nos routines. Là aussi, une révolution est à mener. Elle demande ses militants : Les militants de la culture populaire. Rendre la culture au peuple et le peuple à la culture : la tâche est assez vaste pour qu’un grand mouvement s’y consacre tout entier. Les événements vont vite et les hommes ont du mal à les suivre. Des problèmes nouveaux sont là, qui nous sollicitent. Pourront-ils être résolus par les seuls mouvements politiques, même élargis ; par un enseignement péri ou post-scolaire, même adapté ; par un scoutisme et un âgisme même renouvelés ? Nous ne le croyons pas. Déjà des militants se rassemblent, d’autres se cherchent. Des équipes s’engagent hardiment sur des voies nouvelles, malgré la confusion inhérente à tous les débuts. La recherche d’une culture commune à tout un peuple exige d’abord que ce peuple vive d’une vie unanime. Tant que la nation restera divisée en classes, en groupes fermés, comment se propagerait une culture commune ? Un taudis de la banlieue et un immeuble du Faubourg Saint-Germain ne sauraient abriter les mêmes goûts. Soyons sans illusion : un prolétaire démuni du nécessaire, un capitaliste riche du superflu ne participeront jamais d’une même culture. La culture populaire exige l’abolition des classes économiques. Elle souhaite même que les inévitables différences matérielles et morales qui séparent les fonctions sociales se fondent toujours plus dans une grande aspiration collective. La révolution économico-sociale est la base de la révolution culturelle. Nous n’admettrons jamais, sur ce point, la moindre équivoque. Nous dénonçons l’utopie ou l’hypocrisie des intellectuels qui comptent sur la révolution des hommes pour escamoter celle des institutions. Qu’il soit bien entendu que la culture populaire ne peut être, en son terme, que « la culture d’un peuple sans classe qui, du haut en bas de l’échelle sociale, participe à une civilisation commune ». La tâche du militant qui lutte pour la révolution politique est primordiale. Mais cela ne diminue pas l’importance du militant de la culture populaire. Celui-ci ne s’oppose pas au précédent, mais il n’est pas lié à un parti, la stratégie et la tactique politiques ne sont pas son fait. Tout militant politique qui embrasse le problème humain dans sa complexité est de plain-pied avec le militant de la culture populaire. Comment ne pas songer ici à la grande figure d’un Jaurès ou d’un Gorki ? Les deux actions sont complémentaires, leurs terrains ne se recouvrent pas nécessairement. L’un cherche surtout à transformer les institutions, l’autre cherche essentiellement à transformer les hommes. Mais l’un et l’autre, dans une création commune, élaborent un monde nouveau.
La culture populaire ne se borne pas à répandre des idées, elle veut faire des hommes. Même quand elle pénètre au plus profond des masses, elle appelle chacun à un effort de transformation de soi-même. C’est une action à longue portée. Tout résultat trop rapide ne serait qu’une illusion. La première vertu du militant d’action éducative, c’est la patience. C’est de mille façons insidieuses que s’affirme l’emprise sur nous de cette civilisation que nous voulons dépasser. La transformation des mœurs et des rapports sociaux est peut-être la plus difficile des révolutions. Nous ne voulons pas que la révolution des institutions soit un jour compromise par une insuffisante préparation des hommes. Nous voulons des hommes à la taille de leur révolution. Pour des “lendemains qui chantent”, nous voulons dès aujourd’hui vouer nos forces à la culture d’un peuple en marche. Nous savons que notre travail ne sera pas vain. Il correspond à un vieil appel réveillé par l’épreuve que nous venons de vivre. Que tous ceux qui le sentent se groupent. Notre époque, plus que toute autre, condamne l’homme seul. La coopération est la base de toutes les grandes entreprises. Les dilettantes n’ont pas de place pour cette action. L’ampleur et la durée de la tâche demandent un engagement en commun.
PEUPLE ET CULTURE 1945