à nos collègues de l’éducation populaire, partenaires, universitaires, acteurs sociaux…
Dans le contexte où de nombreuses associations d’éducation populaire ont choisie de se joindre à la mise en place du Service National Universel (SNU), le CREFAD Auvergne souhaite ici exhorter au contraire le monde associatif, et tout particulièrement le monde de l’éducation populaire dont nous sommes partie, à affirmer clairement sa plus complète opposition au cadre proposé pour ce nouveau dispositif. Nous ne nous expliquons pas la posture de la plupart des associations de jeunesse et d’éducation populaire qui tentent à la fois de répondre à l’appel du marché et de la mise en concurrence de nos structures, comme elles sont encouragées à le faire depuis 30 ans, et de défendre des valeurs chères à leurs projets. Ces deux objectifs sont contradictoires et les valeurs de l’éducation populaire y seront bradées au profit de l’homogénéisation et de la perte d’autonomie. Nous appelons à des moyens qui renforceraient ces associations à travers leur cohésion, leur coopération et leur solidarité plutôt que leur affaiblissement par la mise en concurrence. Le SNU s’inscrit contre notre éthique, celle de l’éducation populaire et va à l’encontre les actions que nous menons.
Sa prétendue nécessitée part du constat d’un manque d’engagement et de cohésion de la jeunesse française. La solution proposée est plus qu’inspirée du service militaire ; elle en reprend largement les méthodes et les codes. Or, autant le constat de départ est contestable, autant la solution proposée est absolument contradictoire avec nos principes.
Déjà, cette promesse de campagne d’Emmanuel Macron, fut dévoilée non pas parmi des ambitions sociales mais bien comme élément de son programme de défense. La suite, on l’a vu cet été dans les 13 départements ayant servi de tests au lancement du dispositif, a été largement calquée sur l’organisation militaire. Sa mise en œuvre stricte et descendante, supervisée par des « chefs de compagnie », inclue un programme martial comme le port de l’uniforme, la levée de drapeau aux aurores et au garde à vous, de longues marches ainsi que des sanctions imaginées pour les personnes qui souhaiteraient déroger au dispositif, telles que l’interdiction de passer le Bac ou le permis de conduire. Que le SNU s’inscrive dans une militarisation de la société, les volontaires de cette année l’on bien pressenti puisque parmi les raisons évoquées de cet engagement la préparation d’un parcours professionnel militaire ou policier est la première. Ce cadre destiné à être obligatoire, renvoie à des codes nationaux universalisant qui sont censés faire norme et définir ce que doit être un bon citoyen.
Nous sommes loin de l’ambition de « rompre nettement avec les méthodes scolaires » souhaité dans le manifeste de peuple et culture.
Devons-nous rappeler que l’éducation populaire cherche à développer la capacité d’agir de l’individu et ce en continu, tout au long de son existence ? Elle reconnaît pour cela le pouvoir de chacun à agir sur soi. Le travail de pédagogie et d’andragogie qu’elle implique passe par l’accompagnement ; pas par la coercition. Tout comme la culture, « elle n’est pas à distribuer. Il faut la vivre ensemble pour la créer » Manifeste du peuple et culture
Sous prétexte de faire se rencontrer une jeunesse qui s’engagerait peu, les jeunes se voient imposer la responsabilité de réparation d’une société fragilisée. Mais pour quoi s’engagerait elle ? Au nom de quoi lui imposerait-on qu’elle s’engage ? Et qu’entend-on seulement par s’engager ? Si on pouvait autrefois prétendre que le service militaire servait à tout le moins de tremplin social et professionnel, le SNU est un engagement demandé aux jeunes sans contrepartie. Au-delà de quelques ateliers qui font pâle figure en regard des expériences d’engagement au temps long du service civique, il n’y a rien. Le SNU est un impôt en temps et en violence prélevé sur la vie des individus, sans bénéfice, mais avec l’assurance, construite sur des mythes, que l’individu ainsi violenté et contraint appartiendra ensuite à une grande famille. Nous parlons de violence, car c’est bien de cela dont il s’agit : une violence par l’obligation sans égard aux préférences, une violence sur le corps des « recrues » et surtout la réactivation du mythe pédagogique que c’est de la contrainte et l’obéissance que provient l’apprentissage.
Or faire société ne se fait pas par l’obligation d’engagement. Faire société ne peut pas reposer uniquement sur les épaules de la jeunesse. Faire société est incompatible avec des principes de violence et de la soumission. Faire société n’est pas faire Nation. Faire société n’est pas uniformiser un peuple. C’est au contraire lui permettre de travailler ses communs, de trouver du sens au vivre ensemble et de travailler les objectifs de chacun dans le respect de l’autre. On entend par commun des valeurs, des interdépendances, des désirs, des projets qui sont propres à un groupe et qui ne peuvent être universalisés. Ces communs sont source de liberté. L’envie d’être utile, le désir d’agir sont des forces quand elles sont basées sur le volontariat et quand la liberté est laissée à chacun.
C’est cette liberté qui est mise à mal quand le cadre est rigide, strict et obligatoire, quand l’engagement est décrété par d’autres que par soi-même. La liberté d’engagement nécessite que le cadre soit défini selon les objectifs de l’engagé. Il ne peut se décliner de la même manière pour tous et en tous lieux. L’éducation populaire est sensible au milieu d’où est issu et où évoluera l’individu porteur de projet.
Il est une contradiction flagrante dans le fait de contraindre et d’uniformiser dans un monde qui n’a de cesse de rappeler l’importance de l’innovation et de l’originalité.
L’action qui pose la Nation comme étalon de l’appartenance oublie trop rapidement que les réseaux de soutien ne sont plus ni limités par les frontières, ni permanents. Ils se déploient au contraire sur tout le globe, dans une construction et une reconstruction incessante au fil des expériences et des échanges. Plus encore : l’humanité, ou la partie de l’humanité qui lutta pour faire de la paix une réalité possible s’est échiné à montrer à quel point les frontières érigées en principe sont des handicaps plus que instrument d’émancipation. L’éducation populaire ne pose pas de frontière à la mobilité géographique puisqu’elle mise justement sur la capacité de l’individu à se projeter, à évoluer, à explorer, pourquoi limiterait elle l’engagement et la cohésion à l’arbitraire historique d’un hexagone ?
Et qu’on ne croit pas que l’on se réfère uniquement aux frontières spatiales. Les frontières générationnelles ont tout autant cette saveur surannée et amère. C’est aussi une façon pratique, en peignant le portrait du jeune comme désengagé, d’implicitement et par contraste prétendre que les générations qui l’ont précédé seraient plus méritoires. Que l’atteinte de l’âge adulte doive passer par une épreuve de force contre soi-même afin d’y imprimer le sceau d’approbation de la noblesse de l’âge, celle qui, en somme, s’est résignée à répéter les refrains d’autrefois est non seulement une fausseté mais s’inscrit directement contre le principe de l’éducation populaire qui veut qu’il n’y ait pas d’âge pour l’apprentissage, pas de période spécifique à la construction du soi.
L’objectif de mixité entre diverses catégories de jeunes pour louable qu’il paraisse ne peut pas être assuré dans un cadre aussi réduit dans le temps et avec aussi peu de moyens. Par ailleurs,de quelle mixité parle-t-on ? Comment se croisent aujourd’hui les personnes les plus aisées et celles en quête du revenu minimum ? Peut-on conforter cette pensée magique qui voudrait que 15 jours ensemble avec un uniforme efface les injustices et les préjugés ? On peut facilement imaginer au contraire que cela ne les renforce tout comme se reforme les groupes sociaux au sein de l’appareil militaire. Parions aussi que l’obligation de participation au SNU ne sera pas plus universelle que la rencontre ne sera systématique. Elle ne manquera d’être détournée et contournée par ceux qui en ont le capital social, techniques ou financiers pour s’assurer que leurs enfants fassent leur services plutôt dans un département du Sud ou ceux qui sauront carrément dénicher une exemption pour cause d’entrée aux universités étrangères.
L’origine du SNU, les étroits rapports entre l’appareil d’État, le rectorat mais aussi l’armée dans sa conception, ses méthodes descendantes d’enseignement nous disent beaucoup des représentations sous-jacentes de la Nation et du « bon » citoyen, de l’ordre républicain et des valeurs de la République. Cela révèle également une conception de l’éducation où les maîtres sont des sachant et les étudiants des ignorants. En prenant la direction qu’il prend, le SNU ne formera pas des adultes engagés mais produira des mascottes républicaines infantilisées.
Si le SNU est la réponse envisagée à un mieux vivre ensemble, c’est une erreur d’analyse et un manque d’imagination. On aura compris que nous nous opposons au SNU comme dispositif universel de cohésion sociale, d’accès et de formation à la citoyenneté. Son dessein déclaré et la rapidité avec laquelle certaines associations y ont adhéré nous rendent d’autant plus perplexe que des dispositifs existent qui ne demandent rien de mieux que la possibilité d’atteindre leur plein potentiel et qui sont beaucoup plus proches de l’éducation populaire (service civique d’initiative, programmes de mobilité, soutien aux associations, chantiers internationaux de bénévoles). Face à l’encadrement recherché nous proposons un accompagnement qui fasse de la personne autre chose qu’un engagé en service auprès de la Nation. Nous appelons à des actions d’éducation populaire qui portent sur le temps long, qui soient ascendantes et ouvertes sur le monde.
Le sentiment d’appartenance à une communauté ne peut pas être forcé de manière autoritaire par des rites militaristes. Il se nourrit au contraire par des actions qui prennent en compte l’individu au sein du collectif, qui respectent la personne et l’encouragent à agir pour une société plus juste. L’engagement des jeunes ne peut être décrété de façon unilatérale et péremptoire. Il doit être l’aboutissement du cheminement des personnes. Il doit être expérimenté, vécu, voulu par chacun. Pour cela, nous demandons, au lieu de la concentration et de l’uniformisation, la multiplication des dispositifs en place qui autorisent les jeunes à tenter des expériences dans un cadre collectif, à laisser murir leurs envies grâce au temps long. Il s’agit, en déployant par exemple le dispositif de service civique, de donner le temps à chacun pour du cheminement personnel et de la réflexion sur sa propre expérience, ses propres choix.
Ce que les principes actuels du SNU laissent croire c’est qu’à la citoyenneté correspondrait un devoir de soumission alors qu’elle est davantage droit de participation à un projet collectif. Elle ne se construit pas dans la verticalité mais se déploie dans l’horizontalité. L’éducation populaire l’a jusqu’ici bien compris. Si l’État demande à la jeunesse de s’engager au nom de la construction de leur citoyenneté, il convient que ceux-ci participent à la définition même de leur engagement. Afin d’être à la hauteur, l’État doit s’assurer que les moyens soit suffisant pour accompagner les jeunes dans la diversité et la continuité de leurs parcours, des moyens pour qu’ils puissent expérimenter, se tester, apprendre, puis valoriser les parcours et les compétences. Si un mécanisme cherchant l’engagement des personnes se réclame de l’éducation populaire, c’est aux individus eux-mêmes d’expliciter le quand, comment et pourquoi de cette engagement. Cela inclut une indemnisation suffisante afin de permettre l’engagement des jeunes.
Si la proposition de SNU répond à un besoin d’une société résiliente (la résilience face au terrorisme est un des objectifs énoncés dans la préfiguration du SNU dans le Puy de Dôme), il est important de définir le sens de cette résilience. Le bien commun ne peut se nourrir seulement de cette résilience si cette dernière est comprise uniquement comme mécanisme de replis contre une menace terroriste qui nous semble davantage un symptôme de causes plus profondes qu’une priorité. « Nous voulons des hommes qui aient des “pouvoirs” autant que des “connaissances”», énonçait le Manifeste peuple et culture. Parmi ces pouvoirs celui de remettre en cause les fins d’une société inégalitaire et affrontant une crise écologique globale nous semble criant d’urgence. Les inégalités socio-environnementales exigent des démarches de solidarité, de partage et d’ouverture sur le monde. Nous proposons que les espaces de rencontres et de découvertes soient bien plus grands que ceux qui permettent simplement d’honorer sur deux semaines le drapeau et son hymne, nous exigeons qu’ils dépassent la Nation.
Nos retours d’expérience d’accompagnement de jeunes adultes nous le montrent : les jeunes ont des envies, ils ont des projets, ils ont soif de découverte. Le cadre que nous pouvons leur offrir doit leur permettre d’être acteurs de leur propre chemin et pas seulement des bénéficiaires d’un dispositif qui serait pensé pour eux et sans eux. Notre expérience nous a montré que des temps collectifs répétés et au long cours peuvent être articulés au sein même des dispositifs d’engagement. Ils sont l’occasion d’expérimenter et questionner le vivre ensemble et d’aborder des questions choisies par les jeunes eux-mêmes et qui font sens. L’objectif est alors l’émancipation personnelle et l’ouverture à d’autres possibilités et non l’universalité et donc uniformisation d’une bonne manière d’appartenir à la Nation.
Ne nous faisons pas les complices d’un dispositif qui n’a pas pour finalité l’émancipation des personnes. Ne nous faisons pas croire que nos quelques apparitions lors de la mise en place du dispositif seront des occasions pour les jeunes « de voir autre chose ». N’ayons pas peur du chantage aux subventions. Ne faisons pas le jeu de la mise en concurrence entre structure. Au contraire, refusons en bloc et solidairement de participer au SNU et élaborons ensemble des propositions à faire aux et surtout avec les jeunes, à partir de leurs projets, de leurs envies et de leurs rêves. A la volonté d’encadrement forcé saupoudré d’interstices d’éducation populaire qui abdique ses valeurs, répondons par des propositions de cadres d’épanouissement. Ne recyclons pas les méthodes militaristes du passé, mais les conditions d’une paix qui corresponde aux aspirations d’aujourd’hui.
Déclaration écrite par l’association Crefad Auvergne – août 2019
Signataires
Réseau des Crefad
Réseau des Cafés Culturels et Cantines Associatifs